Les Alpes immenses dressent des flèches de pierre nue vers
l’indépassable.
Des forces surgies du tréfonds des enfers en ont fracturé les flancs, ouvrant de vertigineuses béances. Depuis des milliers de millénaires, vents, pluies et glaces
écartèlent les roches, et la pesanteur en précipite les débris en de gigantesques éboulis.
L’œil de l’aigle discerne sur le chemin qui serpente au fond de la vallée un point minuscule, qui semble immobile. Mais voici que le point a bougé.
Imperceptiblement sorti de l’ombre d’une falaise, il progresse réellement. Mais si lentement que l’on pouvait douter de son mouvement. Pourtant, il vient bien de
franchir ce petit pont au dessus du torrent. C’est un cycliste. Les heures s’étirent, les hectomètres n’en finissent pas. Longeant des abîmes dont il ne voit plus le fond il monte, toujours,
encore, comme inlassablement. Dans le grand silence qui a absorbé le chant des eaux vives, il n’entend plus que son propre halètement. Il s’élève au dessus des forêts et des prairies où fanent les grandes gentianes. Le monde devient minéral. Alors que la vie semble avoir disparu de ces lieux, soudainement le sifflement d’une marmotte troue
le silence. Il regarde vers le ciel, scrutant les cimes. La beauté du cirque de pierre lui gonfle le cœur d’une émotion rare. Les jambes s’alourdissent du poids de la longue lutte. La douleur commence à les mordre, pour ne plus les lâcher, alors elles se dressent sur les pédales quand la pente les crucifient, et tournent encore, et encore.
C’est désormais l’esprit qui arrache le cycliste à la pesanteur… son regard tourné vers l’indépassable… Le terme est proche. Or derrière le virage en surgit un autre, puis encore une longue et
sévère rampe que l’on gravit dans l’espoir naïf du dernier effort, ignorant que d’ultimes lacets demeurent cachés.
Lorsqu’à l’approche du col la route s’adoucit pour de bon, des forces que l’on croyait épuisées irriguent les jambes d’une singulière euphorie, propulsant d’un
sursaut l’être entier jusqu’au sommet.
Là enfin s’annihilent les tensions. Là commence la félicité.
Puis le regard plongera vers l’autre vallée, lisant dans les lacets vierges le présage d’une ivresse promise.