Le cheval foudroyé
Huit. Raphaël, Michel, Cécile et Bernard, Christine et Alexis, leurs filles Pauline et Mathilde, et le narrateur.
Depuis Gourette on devinait, au fond d’une mâchoire hérissée de pics vertigineux, le passage escarpé vers le Lavedan. L’esprit allégé par le repos de la nuit, j’avais commencé à marcher avec la
souplesse innocente de celui qui n’a pas encore pris la pleine mesure de l’effort à venir. Le torrent chantait sous les hêtres impassibles. D’invisibles champignons mêlaient leurs parfums aux
senteurs poivrées de l’humus.
L’allure était encore aisée, mais très vite la déclivité allait rogner les ailes de nos pieds, imposant la modération que requiert une lutte de longue haleine contre la pesanteur. Le poids se
répartirait désormais en deux forces, l’une maintenant le corps sur le sol, l’autre le tirant vers le bas. Et plus la pente devenait sévère, plus la force contraire se faisait sentir. Cependant
la lumière du jour offrait la possibilité de se distraire, tantôt les yeux au sol dans l’espoir d’y repérer une pierre de forme remarquable, tantôt portés sur la nappe mauve et rouille des tapis
de bruyères, ou sur l’écume des cascades. Peu à peu je réglais mon souffle sur ma courte foulée, usant des touffes d’herbe, des racines ou du moindre moellon naturel, comme de providentielles
marches d’escalier. On ne peut se mesurer à ce qui nous dépasse qu’avec humilité et patience.
Quand nous faisions une petite halte pour boire, Michel nous contait l’histoire de l’exploitation minière qui avait animé les lieux jusqu’au début du vingtième siècle. Le chemin était jalonné de
vestiges rouillés. Partiellement enfouis dans le sol, des câbles d’impressionnante section témoignaient de la nécessaire robustesse du matériel destiné à l’évacuation des minerais de fer, de zinc
ou de plomb vers la vallée. Çà et là une benne culbutée dans la pente, ici les fragments d’une chaîne dont les maillons semblaient de taille à soutenir une montagne. Un peu plus loin un
enchevêtrement de rails tordus, ou de lourdes pièces de métal issues de quelque monstrueux engrenage. Ainsi se trouvaient disséminés depuis plus de cent ans les éléments d’une lourde machinerie à
peine rongés par la corrosion.
Devant ces indices matériels, il faut bien se rendre à l’évidence. Par leur force, leur habileté et leur ingéniosité, des hommes dépourvus d’engins ont bel et bien réalisé et mis en
fonctionnement ces installations. Ils ont parfois payé de leurs vies cet exploit, comme ceux qui, dans le fracas de l’écroulement des cabanes faisant office d’abris de chantier furent balayés par
une avalanche.
Pour atteindre le lac d’Uzious il nous fallait franchir le rebord abrupt d’un verrou glaciaire. Nous conformant aux recommandations de Michel, grand coureur d’estives, débusqueur de truites
depuis l’enfance, nous avons attaqué le ressaut final en nous faufilant entre l’ancienne conduite d’eau qui alimentait la mine, et la paroi rocheuse. Rien de périlleux, mais les mains furent
parfois utiles.
Enfin nous avons découvert le lac, qui occupe une cuvette jadis remplie de glace.
De là nous dominions la vallée. C’est là toute la magie de la montagne. Accepter l’effort de s’élever, offre d’embrasser d’un unique regard le chemin parcouru. Or cette contemplation est féconde.
Elle allie le réel et l’imaginaire, laissant l’esprit vagabonder entre crêtes et pierriers, donnant la mesure de la démesure de structures grandioses, pour une grande part inaccessibles, même si
quelques intrépides guerriers des univers verticaux peuvent avoir l’audace de franchir comme des funambules sur le fil d’une lame minérale des passages aussi aériens que l’arrête du Pène
Sarrière.
Là-haut ça soufflait fort. On mangea sur l’herbe, emmitouflés. Mais le bonheur était complet, avec la voix du vent et les notes de musique du glouglou des bouteilles de nectar moelleux,
accentuées par le rouge puissant du Madiran.
Il y avait du saucisson, il y avait de l’andouille. Il y avait du fromage sur le pain, et sur nos visages une lumière venue de l’intérieur.
Puis on est monté un peu plus haut, histoire d’apercevoir le Lavedan. Et heureux d’être là, à 2300 m, on a pris le pas de la descente.
En contrebas on voyait, tombé dans le lac d’Anglas, l’énorme rocher gros comme une grosse maison qui s’était détaché de la falaise quelques années auparavant, probablement au printemps, quand la
glace fond dans les fissures que de multiples saisons de gel avaient fini par écarteler suffisamment pour livrer le bloc à la chute presque libre. Devant un tel spectacle figé, je regrette
toujours de n’avoir pas été présent à l’instant fatidique pour profiter de la pure et terrifiante beauté d’un moment cataclysmique.
Arrivés au niveau du lac d’Anglas, sous la conduite éclairée de Michel nous nous sommes aventurés dans le suintement d’un tunnel de mine. Pas plus de quelques décamètres, car nous entendions le
murmure intérieur de la prudence.
Au bord du lac nous avons tâté l’eau. Sa fraîcheur nous fit réaliser que la fugace saison des baignades dans les eaux de montagne était bel et bien fossilisée dans le souvenir des sueurs
estivales.
Quelques pas plus loin nous nous sommes attardés quelques minutes auprès du cadavre d’un cheval couché sur le flanc. Certains indices laissaient penser qu’il avait été foudroyé. Il n’y avait plus
que son squelette blanchi et le cuir durci, tendu comme la peau d’un tambour percé de deux trous ouverts sur l’abîme des orbites. Plus de trace de chair, ni de résidu de viscères, nulle odeur de
charogne. Quelque chose de vivant persistait dans les reflets fauves du pelage. La longue crinière blonde était intacte. Elle conservait sur le sol le mouvement souple qu’avait dessiné le vent de
la galopade.
Et nous avons entamé le retour.